Historien de l'art. Inspecteur conseiller de la création, conseiller pour les arts visuels à la DRAC Grand Est à Strasbourg / Texte critique
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Le buisson
« Chaque descente du regard en soi-mĂȘme est en mĂȘme temps une ascension, une assomption, un regard vers lâextĂ©rieur vĂ©ritable. »
Aujourdâhui ce Fragment de Novalis, jeune poĂšte, philosophe et mystique de la fin du 18e siĂšcle, peut paraĂźtre un peu abstrait. A lâissue du confinement total du printemps 2020 pourtant, la « descente du regard en soi-mĂȘme » et « lâextĂ©rieur vĂ©ritable » sont des mots qui rĂ©sonnent dâun Ă©cho nouveau.
Camille Bruat est une jeune artiste. Elle a grandi avec deux phĂ©nomĂšnes contemporains de sa gĂ©nĂ©ration : le dĂ©veloppement du cyberespace, abolissant les distances et les durĂ©es en termes de communication, verbale et iconographique, et les transports aĂ©riens low cost, qui ont rendu fluides les grands dĂ©placements massifs dans lâespace rĂ©el.
Or, contre toute attente, ces derniers ont brutalement disparu dans le monde entier, en quelques jours,
au dĂ©but de lâannĂ©e 2020.
Low cost et numérisation présentent deux points communs : la valeur « vitesse » considérée comme supérieure à toutes les autres et son corollaire, la relégation du réel, de la nature, du corps, au second plan.
LâarrĂȘt soudain des dĂ©placements faciles et des milliers de norias aĂ©riennes autour de la planĂšte, on le sait,
a offert à la terre une respiration inédite.
Câest le moment quâa choisi Camille Bruat pour commencer une longue mĂ©ditation graphique.
Lâartiste aurait pu faire dâautres choix, utiliser les outils numĂ©riques et dĂ©velopper une recherche dans
ce domaine, privilégié par nous tous à tous les niveaux en 2020 ; elle aurait pu aussi revenir sur ses travaux précédents et favoriser des problématiques spatiales en ces jours de confinement frustrant,
crĂ©ant des espaces imaginaires, des itinĂ©raires ; Ă ce sujet, les sculptures rĂ©alisĂ©es par lâartiste jusquâici Ă©taient structurĂ©es de maniĂšre architecturale, par des droites notamment.
Son choix fut tout autre : commencer un dessin, sans but précis, au plus prÚs de la réalité matérielle
et naturelle, mais sans modĂšle, Ă lâimage encore indĂ©finie du monde qui vient, peut-ĂȘtre.
Le dessin sâattarde longuement sur les sinuositĂ©s des feuilles, dessinĂ©es une par une, comme le faisaient
les artistes romantiques au tout début du 19e, à la différence des classiques ; comme Novalis concevait
ses Fragments, dans un développement organique.
Ici pas dâorganisation conceptuelle prĂ©alable, aucun cadre de rĂ©fĂ©rence, le geste part de la main et sâinscrit dans le temps. Câest une Ćuvre modale, qui se dĂ©veloppe en revenant sans cesse sur elle-mĂȘme, un peu comme « OlĂ© » de Coltrane. Le dessin partage encore ceci de commun avec un certain art amĂ©ricain :
le « all-over ». Aucun endroit de la composition nâest privilĂ©giĂ© ou diffĂ©renciĂ© dâun autre, tout est Ă©gal ; dâailleurs il nây a pas de composition, mais une prolifĂ©ration du vivant au rythme lent de la croissance vĂ©gĂ©tale, combinĂ© avec les pulsations de la main au travail.
Alors que la plupart dâentre nous recourait encore plus quâauparavant aux interfaces numĂ©riques,
aux Ă©crans lumineux, Ă la connexion instantanĂ©e de la fibre optique, Camille Bruat prĂ©fĂ©ra « lâĂ©loge
de lâombre ». Elle entama une trĂšs longue sĂ©quence de gestes rĂ©pĂ©titifs, comparables Ă ceux du jeune compagnon dâune confrĂ©rie qui fabrique son chef-dâoeuvre en secret.
Alors que la logique du stop and go sâinstallait pour la majoritĂ©, lâartiste, elle, sâinscrivait dans
la progression lente et continue du travail manuel et matériel. Alors que les écrans lumineux délocalisaient nos intérieurs, le travail de dessin de Camille affirmait la présence à soi, ici et maintenant.
Alors que les logiciels de visio rĂ©duisaient nos corps Ă des visages Ă©clairĂ©s en basse dĂ©finition et Ă distance, les feuilles du buisson, noires, moirĂ©es, luisantes, lisses, Ă©paisses, apparaissaient dans le dessin de lâartiste et rĂ©vĂ©laient en nĂ©gatif des anfractuositĂ©s.
Souvent nous subissons ce qui survient et les médias se font les mégaphones des impatiences,
des impuissances, voire des incompétences érigées en causes.
Les artistes, elles, eux, en font quelque chose.
Dans ce buisson-monde, des formes, mi-végétales mi-charnelles, dessinent en creux des contre-formes obscures. Des fragments de corps se laissent supposer, pas vraiment deviner, encore moins voir.
Mais surtout sâaffirme la surface du papier, recouverte par le graphite et les autres pigments.
Câest lâendroit dâune modulation Ă lâorigine de lâoeuvre, entre ce qui la constitue et ce quâelle montre.
Ici, les deux se rejoignent dans une captation gracieuse de la substance du temps.
Commissaire d'exposition / Texte d'exposition personnelle, City, La Carrosserie vol.2 : Camille Bruat
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CITY. vol 2
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Pour son second projet curatorial dans lâespace public, La Carrosserie invite lâartiste Camille Bruat aÌ imaginer une forme eÌpheÌmeÌre de sa vision de la ville. ImpreÌgneÌes dâune forte influence architecturale, les sculptures-installations de Camille Bruat explorent les questions de deÌambulations et de perceptions sensorielles de notre quotidien mises en sceÌne dans une spatialiteÌ eÌtireÌe, deÌployeÌ, ciseleÌe. Le 1er deÌcembre 2019, La Carrosserie installe son dispositif dâexposition mobile dans le 8e arrondissement de Paris. OccupeÌ par Camille Bruat, lâinteÌrieur dâun veÌhicule se transforme alors en veÌritable laboratoire dâexpeÌrimentations formelles ouÌ lâartiste esquisse les flux urbains qui lâentourent aÌ travers une sculpture aÌ la fois meÌcanique et organique.
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48°51â17.7»N 2°20â47.2»E.
La ville. Je regarde par la feneÌtre et câest toi que je vois. Si grise, si impeÌtueuse, parfois triste, toujours grandiose. Par moment pourtant tes traits semblent sâestomper. Quand la nuit vient tâeÌteindre, tes rues se lisent dans le sillon de mes pas. Toi- meÌme, lâheÌroiÌne aux multiples facettes, tu tâeÌtires et te tords. Et toi tu mâembrasse de tes bras immenses, tu mâaspires, je suffoque, tu me broies. Mâoffrant ton coeur vrombissant, tes poumons boiseÌs, ton sang giclant dans tes arteÌres, et ton ventre de fer dans lequel tes boyaux tintent aÌ grands fracas.
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48°52â36.7»N 2°19â31.1»E.
Ce fracas si familier, les pas presseÌs, lâattente, le souffle du deÌpart. La Gare Saint Lazare. Gigantesque ventre de meÌtal, boulonneÌ, riveÌ de bois, de verre et de fonte. Comme un moteur meÌcanique aspirant chaque jour des milliers dâusagers deÌshumaniseÌs. Lorsquâon sâaventure dans le ventre gargantuesque, les entrailles souterraines apparaissent alors. Suintantes et criardes dans le tumulte de la vie infernale ouÌ sâengouffre le meÌtro parisien aÌ travers lâaÌme de la ville. A la surface, les rues et avenues filent aÌ toute allure. Conducteurs et passagers semblent hors du monde, derrieÌre les vitres teinteÌes, aÌ la seule poursuite dâun temps quâils nâont plus. Et tout autour, les flashs, le clinquant, le nylon et la soie. Des statues endormies sur lesquelles coulent le regard des passants.
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48°52â30.2»N 2°19â48.7»E.
Le quartier Saint Lazare se deÌcompose sous nos yeux en strates poreuses et des connexions se tissent dans une spatialiteÌ eÌclateÌe. Lâinstallation de Camille Bruat est ainsi. Telle une cartographe, lâartiste deÌplie une oeuvre labyrinthique dans lâespace de la voiture, afin de construire en relief un reÌcit intime de son quartier, ses flux, ses interstices. La sculpture faite de PVC et de tubes en cuivre recycleÌs adopte lâestheÌtique brute des systeÌmes de canalisations et eÌvoque les reÌseaux souterrains qui deÌferlent dans les profondeurs de la ville. A ce tissu organique, vient sâentrelacer la vision plane des lignes que dessine lâasphalte ouÌ courent les voitures dans les avenues. Sensiblement, la sculpture se deÌvoile. Elle sâeÌleÌve devant lâoeil aguerri, deÌployeÌe dans de multiples trajectoires au sein de la voiture, devenant aÌ la fois le moteur et le coeur du quartier Saint-Lazare. Et ce meÌme oeil sâaccroche aux videÌos qui viennent conclure lâinstallation, reÌsultats des deÌplacements de passants entre les grands magasins. Une balade dans les rues jouxtant la gare ouÌ le paysage est alteÌreÌ, comme prisonnier de lâimage elle-meÌme, deÌserteÌ de toute preÌsence humaine. DeÌs lors, lâinstallation de Camille Bruat est une invitation aÌ regarder autrement, aÌ deÌcomposer pour mieux reconstruire. Et brusquement eÌtre englouti par les tentacules de la ville, se perdre dans sa meÌcanique poeÌtique.